samedi 3 janvier 2015

Érotique du tutoriel

Prenez un tutoriel posté par un informaticien innocent d’âge légal.
Augmentez le volume avec votre enceinte portative.
Essayez de suivre et de comprendre réellement ce qui est dit : entrez sans a priori dans la logique du cours, de la compétence proposée.
Souvent la magie opère dès le début. On vous parle avec bienveillance, on vous propose un changement, grandir, évoluer. Le ton souvent est à la fois modeste et enthousiaste.
« Ôjourd’hui je vais vous apprendre à …. »
Nous voici embarqués dans l’aventure du progrès humain, invités à un pique-nique didactique impromptu. «  Allez viens, il reste une place dans la 2 chevaux, Gégé a pris le parasol, Solange, la nappe à carreaux… on part… refaire le monde. »
Mais ce bref moment d’enthousiasme se solde souvent par l’énoncé de la compétence et du logiciel abscons utilisé à ces fins. Tout être humain poétiquement normal se recroqueville dans ses poils et ses tissus synthétiques.
L’informaticien prévenant connait le job. Il vous chuchote déjà des réconforts. «  C’est à la portée de tout le monde. Je vais vous le montrer… En quelques clics, vous aurez…. »
Vous vous muez alors en machine sensible. Vos yeux suivent la petite flèche comme un chat le reflet d’un bijou d’or sur les murs. On essaie de capturer l’enchaînement méthodique  des procédures dans les replis huileux de notre mémoire. « Comment qu’i fait déjà ? »
Et dans cette expérience de conscience suréveillée, la voix pénètre notre intimité. «  D’un simple clic, je déplace ma sélection…Oups, là le résultat ne me satisfait pas… c’est un peu sale. J’ai été trop vite… Voilà, je recommence… comme ça c’est mieux. »
Après on s’aperçoit qu’on a tout compris (pour quelques minutes) mais surtout on se sent extraordinairement détendu, calme, plus doux.
Un humain s’est trompé devant vous, et sans s’énerver s’est corrigé, nous offrant dans une abnégation totale, le susurrement de sa voix chuchotée vers son écran solitaire.
Proposition concrète pour changer de société : équiper les auteurs de tutoriels d’un bon matériel de captation de la voix pour faire baisser la consommation de psychotropes et augmenter la compétitivité de la France.


jeudi 1 janvier 2015

Le travail me passionne

Le travail me passionne. Je pourrais passer des heures chez moi, avec un thé, à écrire sur le travail. L’anomalie qu’il constitue, sa bizarrerie. S’extraire dans la nuit de son lit, ses humeurs, sa chaleur pour rejoindre tous les matins un lieu auquel rien ne nous relie si ce n’est l’aléatoire d’un entretien, le hasard d’un algorithme qui vous a muté là, la volonté complexe d’une personne qui ne vous connait pas. Et tous les jours recommencés, recommencer. 

Yella, film de Christian Petzold

Dans ce film à l’humanité expurgée ont survécu deux personnages féminins : une bourgeoise en kimono de soie qui accueille son mari à la sortie de son énorme berline et qui tapote la tête de sa fillette flûtiste dans son intérieur d’architecte et Yella, la dernière femme au travail.
Pour Yella, son lien à son travail c’est d’abord un chemisier rouge, en popeline, qu’elle entretient, repasse, chérit, son costume d’humain. Rentré dans sa jupe, il lui donne une allure chic, sage et sexy. Elle le sort de la ceinture dans l’intimité retrouvée de sa chambre d’hôtel impersonnelle.
C’est aussi ses petits escarpins modestes qu’elle enfile, enlève, qui l’empêchent juste ce qu’il faut de courir. Et puis un trench mou couleur Derrick, qui résume l’Allemagne, les Ossies, le travail, les bureaux, le passé.

De cette enveloppe textile, elle entre et sort, tour à tour star américaine nue dans un lit défait, vouivre sortie des marais, marionnette du libéralisme à l’efficacité tremblante.
Les déplacements hagards de Yella sont pourtant émaillés de détails où se concentrent des restes d’humanité épargnés : les cheveux sans soin de l’héroïne qui rompent l’illusion cinématographique et la font nous ressembler, une scène de tendresse filiale près d’un container à ordures, une orange pelée de main de maître flamand.
Yella est la dernière femme au travail. Tour à tour, on lui propose de voler, de se prostituer, de simuler, de manipuler. Jamais ses compétences professionnelles ne sont sollicitées. Elle est comptable.
Yella n’a pas de travail, elle en cherche, fait beaucoup d’efforts, obéit en silence, ne commente pas les décisions des hommes, ne sait pas vraiment si elle travaille, si elle est virée, embauchée.
Elle est l’employée parfaite, un fantôme, une morte. Figure ultime du cauchemar d’une société qui nécessite un consentement absurde pour tourner à vide. 

Labiche et Bourdon


Sur une adaptation en fiction télévisée de la pièce de Labiche «  Le voyage de Monsieur Perrichon » avec Didier Bourdon.

C’est définitif, je veux vivre dans ce monde là. Le monde du vaudeville sur fond vert pomme, des paysages alpestres d’Epinal (poneys duveteux, mont Blanc immaculé et solide mobilier en bois brut). Dans ce décor de carte postale numérique, un excellent acteur comique : Didier Bourdon. Dont les retours dans de nombreux mauvais films ont fait méjuger de son talent. Ses coups d’œil en coin par-dessus sa bedaine font des merveilles ici et son phrasé parfait enchante les lettrés avides de comédie bien sotte et roborative. Les mots en joie caressent les personnages et arrondissent leur bêtise, leur donnant presque le froufrou de l’élégance. De la commedia delle Arte au grand air. Déjà c’est l’Italie. On s’endort en rêvant d’un monde où il n’y aurait pas d’insulte plus cruelle que « paltoquet ».